Roger-Pol Droit a rédigé suite à nos discussions amicales mais passionnantes, un remarquable article publié dans les Echos sur les caractéristiques de la cosmétique pour en conclure que tout n’est pas si futile. Ce en quoi il a parfaitement raison. En voila l’intégralité du texte.
Merci à lui.
Bonne lecture.
Jean Claude LE JOLIFF
La cosmétique, pas si futile
Considérée comme artifice ou objet de mensonge aux yeux des philosophes de l’Antiquité, la cosmétique, analysée par les penseurs d’aujourd’hui, apparaît comme le reflet des évolutions sociétales et de nos ambivalences.
C’est un marché colossal, estimé planétairement à 863 milliards de dollars, avec un taux de croissance annuel supérieur à 5%. La France y joue un rôle important, avec plus de 20 milliards d’euros d’export en 2022, année record. Économiquement, les crèmes et mousses dont regorgent nos salles de bains – anti-âge, antirides, repulpantes, anticernes – ainsi que les mascaras, faux cils et fards à paupières, gels de rasage, exfoliants, déodorants, parfums et tutti quanti, pèsent lourd.
La cosmétique, au sens large, est également un miroir reflétant fidèlement les tendances contemporaines. Chute du rouge à lèvres pendant la pandémie, pour cause de masque. Souci croissant d’écologie au nom d’une nature sacralisée : ingrédients sourcés et recyclés, choix de produits bio, durables ou à composer soi-même à la maison. Évolution des genres : le maquillage masculin, pratique fort ancienne, revient et n’est plus tabou.
Socrate et les tromperies du maquillage
Rien de futile, donc. Au contraire, de quoi attirer l’attention des économistes, historiens, sociologues sur un secteur où se mêlent biochimie et recherche, réalités et fantasmes. De quoi intéresser aussi les philosophes, qui n’y ont réfléchi que bien peu, depuis le rejet brutal de Socrate, condamnant sans appel les tromperies du maquillage.
Dans le dialogue de Platon intitulé «Gorgias», il en fustige les simulacres et les faux semblants comme autant de tricheries. Au nom de la vérité nue et de la beauté naturelle, le père fondateur de la philosophie met en garde : ne tombons pas dans le piège tendu par les artifices ! La cosmétique, séduction par le mensonge, serait le prototype de la vie fausse.
Pareille sévérité n’a empêché personne, depuis la plus haute antiquité, de prendre soin de son apparence en atténuant, autant que possible, les ratages de la nature et les méfaits des ans. Mais ce rejet philosophique originaire a laissé des traces. L’armoire à pommades, onguents, poudres et autres est longtemps demeurée hors du champ intellectuel. Son contenu s’est transformé, enrichi, complexifié au fil des siècles, sans donner vraiment à penser.
Cet ostracisme s’atténue. Une pléiade d’universitaires commence à explorer les évolutions des produits et des pratiques, et les enseignements qu’on peut en tirer sur les comportements sociaux et les mentalités collectives d’hier et surtout d’aujourd’hui. Domaine neuf et instructif, d’autant plus que la cosmétique se révèle une activité-carrefour aux perspectives multiples : entre artisanat et industrie, recherche appliquée et story telling, formules exactes et fantasmagories. Sans oublier passé et présent, vieilles recettes et mœurs nouvelles.
Encore faut-il trouver un guide compétent, inventif et pédagogue pour s’y repérer. Depuis plusieurs décennies, Jean-Claude Le Joliff est un des grands artisans de cette mise en lumière des richesses cachées et des enseignements possibles de la cosmétique. Formé à la biochimie au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), il a été d’abord chez Helena Rubinstein, puis longtemps directeur de la recherche et du développement de Bourjois-Chanel. Il y a créé le premier centre de recherche entièrement consacré à l’étude de la peau saine, avant de susciter des innovations récompensées par sept prix d’Excellence de la Beauté. Mais ce grand professionnel, qui a créé sa propre structure en 2001 et accompagne de nombreuses marques, est aussi un universitaire, professeur associé de l’université de Versailles Saint-Quentin.
Les richesses cachées de la cosmétique
Passionné par l’histoire des métiers et des marques, par les réflexions qu’elles peuvent nourrir, il a fondé en 2014 la Cosmétothèque. Ce conservatoire ambitionne de rassembler le plus possible d’archives et d’études concernant la fabrication et l’évolution des produits de beauté à travers le temps. Son site web (https://cosmetotheque.com) contient désormais des centaines d’articles, études et podcasts. On saisit vite, en s’y promenant, combien la cosmétique et ses métiers reflètent les sociétés.
Jean-Claude Le Joliff l’explique avec passion et précision : « C’est à partir de la Renaissance que l’artisanat des cosmétiques s’est véritablement développé, quand les élites ont commencé à considérer la peau blanche et les mains soyeuses comme des signes distinctifs de noblesse, par opposition aux visages burinés par le soleil et aux mains calleuses des paysans. Toutefois, jusqu’à l’âge classique inclus, aucune fabrication de grande ampleur ne se met en place. Une même catégorie, les ‘remèdes secrets ‘, regroupe longtemps tisanes, poisons et cosmétiques. C’est à partir du XIXe siècle que l’industrie s’empare des produits de beauté, et les fait évoluer. Mais ces métamorphoses, contrairement à ce qu’on croit souvent, sont le plus souvent provoquées par les mutations des usages sociaux plutôt que par des innovations techniques. »
Un exemple : les déodorants. Pour qu’ils apparaissent, il a d’abord fallu que les odeurs corporelles soient perçues comme indésirables, ce qui n’a pas toujours été le cas. Il a fallu encore, à la suite de l’émergence d’une nouvelle sensibilité « hygiéniste », que l’on considère ces odeurs comme signe de négligence, et qu’on cesse de les recouvrir simplement par des fragrances de parfums. Les déodorants que nous connaissons apparaissent donc quand on projette d’empêcher la sueur d’apparaître, ou qu’on décide de neutraliser sa dégradation bactérienne. Les premiers contenaient carrément des antibiotiques ! Au nom du naturel, explique Jean-Claude Le Joliff, un nouveau tournant s’est amorcé pour revenir aux substances anciennes, comme la pierre d’alun. Cette dernière n’ayant pas grande efficacité, elle est surtout mise en avant, alors que d’autres agents, récents et chimiques, font le vrai travail.
Ce qui illustre un trait permanent : nous désirons le plus souvent des éléments contraires, pas nécessairement compatibles – le naturel et l’efficacité, la qualité et le coût modeste, ou encore les effets réels et les miracles. Là se révèle la part profonde d’ambiguïté humaine habitant la cosmétique, où se côtoient continûment rationnel et irrationnel, sciences et croyances, besoins modestes et poursuite inlassable de l’onguent miracle de jouvence.
À l’époque de Marie Curie, on a mis du radium un peu partout dans les produits de beauté, convaincu qu’il rendait tout lumineux, avant de s’apercevoir de ses dangers.
« Le catalogue des croyances fantasmagoriques est sans fin, poursuit Jean-Claude Le Joliff. À l’époque de Marie Curie, on a mis du radium un peu partout dans les produits de beauté, convaincu qu’il rendait tout lumineux, avant de s’apercevoir de ses dangers. A d’autres moments, les vertus de la gelée royale semblaient infinies, comme aujourd’hui celles des souches bactériennes, qui ne sont pourtant pas établies expérimentalement. Mais il ne faudrait pas en conclure que tout n’est que rêve ! Ce sont des métiers paradoxaux, où l’on veut presque toujours deux choses en même temps : vendre des merveilles, et faire de bons produits. Et pour faire des produits efficaces, il existe un immense patrimoine de savoir-faire et de formulations qu’il faut préserver et inventorier. »
C’est bien la relation passé avenir, héritage innovation, qui se révèle particulière dans les métiers de la cosmétique. On imagine, le plus souvent, que des découvertes issues de la recherche provoquent des ruptures radicales. C’est rarement le cas. Le « disruptif » n’est pas le trait dominant de cet univers. On y discerne plutôt des continuités masquées, des reprises, au fil des siècles, de recettes semblables, réévaluées et rénovées. C’est ainsi, par exemple, que la célébrissime crème Nivea a pour ancêtre le cérat (à base de cire) formulé par Galien, médecin de Marc Aurèle, au début de notre ère.
Eternel recommencement, sans progrès véritable ? Ce serait conclure trop vite. « On fait mieux qu’avant, mais pas d’une manière radicalement différente. C’est ce que j’appelle des ‘innovations incrémentales ‘: les ‘nouvelles voies du faire’ adviennent par reprise et améliorations des façons antérieures. On oublie, puis on retrouve des héritages qu’on perfectionne. » C’est pourquoi Jean-Claude Le Joliff travaille non seulement à la sauvegarde du patrimoine des métiers de la cosmétique, mais aussi à la création d’une confrérie des « formulateurs », afin que les formules présidant à la confection des produits soient valorisées.
Il se pourrait que Socrate et Platon aient eu tort de jeter si vite la cosmétique aux oubliettes de la philosophie. Il y a là, pour la pensée, un vaste domaine encore en friche où le jeu des apparences et la fonction vitale de l’illusion sont à questionner. Il n’y a pas si longtemps, Nietzsche a magnifiquement expliqué combien, si les illusions sont effectivement des leurres, elles nous demeurent indispensables. Selon lui, nous vivons d’illusions bien plus que de vérités. Il faudrait s’en souvenir, se dire que le naturel aussi est un artifice, et que même l’authentique est une construction. Histoire de contempler d’un autre oeil nos pots de crème, au réveil.
La Cosmétothèque
Fondée en 2014 par Jean-Claude Le Joliff, la Cosmétothèque rassemble aujourd’hui plus de 400 articles et podcasts et un fond de plus de 200 ouvrages, constituant un ensemble documentaire unique en son genre sur les produits, les marques et les métiers de la cosmétique. Sa ligne éditoriale est de féconder le présent par l’étude du passé.
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