Le rôle de la Cosmétothèque n’est pas de faire de la prospective. Mais elle a la faculté de pointer l’émergence de faits nouveaux ou de tendances qui pourraient marquer le temps. C’est ce que l’on peut appeler les « nouvelles voies du faire ». En regardant attentivement les tendances actuelles, certaines pourraient bien impacter fortement la filière cosmétique. Dans une série qui traite de différents aspects, nous vous proposons d’essayer de comprendre. Aujourd’hui Emulsions et systèmes dispersés.
Une part importante de la cosmétique utilise depuis très longtemps les technologies de l’émulsion comme technique de base pour la réalisation de nombreux produits. L’émulsologie constitue donc une des techniques de base de l’industrie cosmétique. Au-delà d’une définition assez simple et consensuelle, il existe un très grand nombre d’émulsions dans le monde cosmétique. Comme le souligne René Cerbelaud à la page 60 du tome II de son Formulaire, la plus grande confusion régnait sur les cosmétiques destinés aux soins du visage au début du XXème siècle. Une partie de son travail sera d’ailleurs d’essayer de rationaliser tout ça. C’est ainsi que coexistaient des pommades, onguents ou baumes de compositions différentes. Certains comme pommades et onguents sont des formulations plutôt anhydres ou de simples mélanges de corps gras. D’autres, un peu plus compliqués comme les baumes, incorporaient des résines.
Mais les émulsions étaient déjà très présentes, comme les cold cream. Ce sont des cérats, formulations à base de cires, incorporant de l’eau. Le cérat de Galien est décrit au IIème siècle de notre ère. Toutefois ces produits étaient souvent très instables. Il faudra attendre la fin du XIXème siècle pour voir des recherches rendre ce produit facilement industrialisable. Ceci va conduire à des modifications majeures. Deux avancées significatives vont apparaitre dans la seconde moitié du XIXe siècle dans les formulations de cold cream :
- Le premier a été le remplacement de l’huile d’amande par de la vaseline ou de l’huile minérale. En 1869, Robert Chesebrough met au point un extrait de pétrole brut, qui sera dénommé Petrolatum Jelly. Chesebrough obtient la vaseline en soumettant un résidu de pétrole à un procédé de distillation sous vide, suivie de filtration à travers un filtre de charbon de bois. Il obtient un produit pâteux, de faible couleur et de bonne stabilité. Il commence à utiliser cette vaseline et vendre un produit sous le nom de Vaseline Petroleum Jelly. Rapidement, Chesebrough produit une gamme de produits à base de vaseline, y compris la Vaseline Cold Cream, mise au point en 1876. Ce produit deviendra une référence.
- La seconde est l’inclusion de borax (borate de sodium) dans la formulation. Le Borax était largement utilisé comme agent alcalin dans différents types de produit. Lorsque le borax est introduit dans la formulation, le borax se dissout dans l’eau en formant de l’acide borique et de l’hydroxyde de sodium. La cire d’abeille composant par ailleurs le cold cream est une cire naturelle contenant de nombreuses substances, dont certains acides gras assez spécifiques comme l’acide lignocérique (C23) et acide cérotique (C25). L’hydroxyde de sodium interagit avec l’acide cérotique et en fait un émulsifiant anionique, tandis que l’acide borique sert de système tampon. Ces émulsions sont naturellement hydrophiles, donc plutôt de type huile dans eau. Toutefois, par l’utilisation de tensioactifs lipophiles adaptés, comme des lécithines ou des esters d’acide gras comme l’oléate de glycérol ou l’isostéarate de sorbitan, on pourra formuler des émulsions eau dans huile (E/H) stables à partir de ce système de formulation.
Une formule pour un Cold cream au borax sera incorporée dans la pharmacopée des US en 1890, puis dans la pharmacopée britannique en 1914 (de Navarre, 1941). Toutefois, la première description semble avoir été donné par Adoph Vomacka dans « Haus Spezialitäten », paru en septembre 1883.
La première Cold Cream commerciale à base de vaseline et de borax semble avoir été celle de Daggett & Ramsdell‘s Perfect Cold Cream, fabriqué à New York à partir de 1890. D’autres Cold Cream commerciales suivront, et en particulier celle de Pond’s, un nom qui deviendrait presque synonyme de Cold Cream.
Ce système formulaire, bien que la vaseline et le borax aient été remis en cause, peut très bien constituer une logique de formulation pertinente. Les ingrédients actuels permettent de réaliser des produits très attractifs.


Chevreul (1786-1889), ayant isolé les acides gras correspondants aux principaux corps gras, ceci conduira petit à petit à une nouvelle chimie, la lipochimie. Une autre génération de crème verra le jour dans la même période. C’est ce que certain comme Cerbelaud appelleront les « crèmes sèches », se caractérisant par un souvenir cosmétique moins conséquent que les cold cream étant eux-même destinés plutôt aux peaux dites sèches. Ces formulations étaient réalisées à base de savon, c’est à dire un sel d’acide gras et d’alcalis. Le savon est resté jusqu’à la fin du XIXe siècle pratiquement le seul agent émulsionnant au-delà de substances naturellement tensioactives comme la lécithine ou des saponines. La pratique consistait très souvent à réaliser un savon in-situ par action d’un agent alcalin sur un mélange d’acides gras. Ce seront les fameuses crèmes stéarates. Une alternative sera d’utiliser des stéarates préformés pour faciliter les choses et progressivement des tensioactifs de synthèse. Le développement de nouveaux agents tensioactifs à partir de ces acides gras sera une pratique très courante, se développant en parallèle à la croissance de la pétrochimie. Le savon se voit remplacé petit à petit par des tensioactifs de synthèse dans les formulations à partir des années 50.
L’après-guerre verra l’arrivée en force de spécialités permettant encore de faciliter les travaux de formulation avec les bases dites auto émulsionnables. Composé de l’association de plusieurs substances a visé tensioactives, elles permettent de réaliser des émulsions très simplement. On retiendra les associations « stéarate lipophile » comme le stéarate de glycérol à un « stéarate alcalin », comme pour cette grande spécialité dénommée TEGIN™ ou sa version dite non ionique associant le stéarate de glycérol avec un tensioactif éthoxylé. Une autre spécialité très connue seront les « cires de Lanol », association d’un alcool gras type céto-stéarique et d’un émulsionnant hydrophile comme un détergent type lauryl-sulfate, ou lauryl-éther-sulfate. De nombreuses variantes ont existées. Coté émulsion type W/O les spécialités de type Protegin™ offriront des alternatives très utiles.
Puis petit à petit les bases de cette science nouvelle dite « émulsologie » se mettront en place avec des approches tendant à rationaliser la démarche. Ainsi des concepts encore utilisés à date comme le HLB se mettront en place. Le HLB pour Hydrophilic-Lipophilic Balance permet de quantifier l’affinité d’un tensioactif soit pour la partie lipophile soit pour la partie hydrophile de l’émulsion. De la même façon, la théorie dite du HLB requis permettra d’essayer d’ajuster les mélanges de tensioactifs aux caractéristiques du corps gras. Plus tardivement la théorie de l’IOB (Organic Inorganic Balance) tentera de remplacer celle du HLB. Ceci suppose également utilisation de tensioactifs parfaitement décrits pour pouvoir ajuster les proportions. Du coup, les mélanges de substances disparaitront plus ou moins au profit de tensioactifs de synthèse comme les esters éthoxylés, alcools gras ou acides gras éthoxylés, mieux définis sur le plan composition. L’utilisation d’un type d’huile différent, les huiles de silicone, conduira à la mise au point d’un nouveau type de tensioactifs, les émulsionnants siliconés.
Au terme de cette période, c’est-à-dire au début des années 2000, on assistera à une tendance assez nette consistant dans la remise en cause des ingrédients de synthèse, et la diminution des quantités de tensioactifs, réputé comme pouvant avoir un effet négatif sur les structures lipidiques de la peau. Ceci n’a jamais été formellement démontré, mais comme un seul homme, l’industrie suivra cette tendance. Pour compenser le déficit d’activité interfaciale, de nouveaux procédés, souvent mécaniques seront proposer pour la réalisation d’émulions : hautes pressions, cavitation etc. Ces techniques, sans remplacer totalement les approches traditionnelles, viendront compléter le dispositif. Les émulsionnant éthoxylés seront également remis en cause dans le dans le cadre de la campagne dite « PEG Free ».
C’est alors qu’assez curieusement un retour des aides à la formulation se fera jour. Plusieurs fabricants d’ingrédients proposeront de nouveau à l’industrie des mélanges prédéfinis permettant la réalisation de ce type d’émulsion. La série des Emulium™ de Gattefossé s’inscrit dans ce registre. Quelques spécialités s’intéressant à des classes fonctionnelles comme les sucres, protéines, lipopeptides ou lécithines seront proposées comme variantes, mais en nombre limité. Enfin, la vague du naturel concernera également l’origine des acides gras et des alcools gras, voire de sucre, qui redeviendront le plus souvent possible d’origine végétale.
La recherche d’optimisation du procédé sera souvent associé à la formulation. En effet, le procédé peut avoir un rôle majeur comme le montre cette démonstration.Sans parler de la recherche de procédés alternatifs qui dans le cadre de politiques de RSE, vont tendre à gérer différemment l’énergie et les ressources en eau comme le LES pour « low energy system », cold process et autres procédés d’émulsification mécaniques.
De nouvelles pratiques sont également émergentes. Il s’agit par exemple de l’utilisation de mucilages de végétaux qui, traité de façon particulière, permettent directement et à faible dose l’obtention d’émulsions stables. Ce sont en particulier les travaux menés par AgroParisTech, projet CLEVER, pour la réalisation directe de systèmes dispersés grâce à ces agro ressources. Ceci tend à faire la synthèse de plusieurs concepts : naturel, bio, upcycling et locavore, une démarche particulièrement prisée en démarche d’innovation. Cette démarche remet d’ailleurs au goût du jour une approche de formualtion ancienne et oubliée.
Microfluidique : enfin, on ne saurait conclure une synthèse de ce genre sans parler de ce qui est peut-être la seule innovation de rupture dans ce domaine, la microfluidique. Apparue dans le monde cosmétique il y a environ une dizaine d’années comme étant la conséquence d’un transfert de technologie vers des applications cosmétiques, elle permet de revisiter complètement le concept de systèmes dispersés. La microfluidique est une discipline (science + technologie) consistant à maitriser les fluides à petite échelle, dans des réseaux de micro-canaux de quelques micromètres à millimètres de diamètre. Elle met en œuvre des sortes de « microprocesseurs » ou « laboratoires sur puces » pour la biologie qui remplacent de coûteux instruments encombrants. Cette technologie permet également de consommer moins de matières : les dispositifs manipulant des microgouttes de liquides, offrent ainsi un grand nombre de données avec peu d’échantillon biologique et peu de réactif. La microfluidique c’est surtout un immense champ de recherche pour l’industrie biomédicale. Ce sont les applications qui sont les plus connues. Mais elle conduit également à réaliser de petites gouttes de corps gras, stabilisées dans un système gélifié. L’avantage est double : encapsuler pour protéger certaines substances actives, les rendant visibles pour les consommateurs, mais aussi « designer » la formule autrement pour un visuel très attractif et une nouvelle sensorialité. La société Capsum est le leader incontestable de ces applications en cosmétique.

Une autre approche de cette technologie est proposée par l’université de Nantes. Elle permettrait de concevoir des systèmes émulsionnés de très grande finesse avec des comportements sensoriels alternatifs.

Quelques rares autres sociétés sont sur ce créneau et nous devrions en entendre parler dans les temps à venir.
À ce jour, de nombreuses techniques coexistent pour produire des émulsion. Aucune ne s’est imposé comme étant vraiment un standard, d’autant que cette pratique relève souvent de savoir-faire assez ancien, profondément ancré dans la « croyance » des laboratoires pratiquant. En effet, il s’agit souvent autant de croyance que d’approches techniques robustes. « Quand on a quelque chose qui marche, on évite de le modifier ». On peut presque caractériser les sociétés par la façon qu’elles ont de réaliser des émulsions. Et puis il y a les ingrédients un peu magiques, ceux qui arrangent tout ! Tous les formulateurs ont leurs petites astuces. Mais comme on peut le voir, la simple réalisation de la « mayonnaise » devient un exercice bien plus compliqué et sophistiqué qu’il n’y paraît, même si certaines pratiques tendraient à vouloir faire croire que tout ça est à la portée du naïf et des novices. Je veux parler du DIY (Do it yourself) qui, au delà de l’attrait du moment et de la sympathie des apprentis sauciers, ne correspond pas à la réalité. Affaire à suivre.
Merci de vôtre attention.
Jean Claude LE JOLIFF
Pour en savoir plus :
- « Émulsion – Définition et Explications ». s. d. Techno-Science.net. https://www.techno-science.net/glossaire-definition/Emulsion.html.
- Deluzarche, Céline. s. d. « Définition | Microfluidique | Futura Sciences ». Futura. https://www.futura-sciences.com/sciences/definitions/physique-microfluidique-8627/.
- « Émulsion ». 2021. In Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=%C3%89mulsion&oldid=187176923.
- « Hydrophilic-Lipophilic Balance ». 2020. In Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Hydrophilic-Lipophilic_Balance&oldid=169284388.
- « La microfluidique, une science polyvalente qui booste la recherche et l’économie ». s. d. https://www.larecherche.fr/technologie/la-microfluidique-une-science-polyvalente-qui-booste-la-recherche-et-l’économie.
- Larousse, Éditions. s. d. « Définitions : cold-cream – Dictionnaire de français Larousse ». Consulté le 22 juillet 2022. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/cold-cream/17091.
- Ma, Fanyi, Yun Zhang, Yanna Yao, Yurong Wen, Weiping Hu, Jie Zhang, Xiuhua Liu, Alan E. Bell, et Carina Tikkanen-Kaukanen. 2017. « Chemical Components and Emulsification Properties of Mucilage from Dioscorea Opposita Thunb ». Food Chemistry 228 (août): 315‑22. https://doi.org/10.1016/j.foodchem.2017.01.151.
- Noiret, Nicolas. s. d. « Tensioactifs à base de substances renouvelables », Paris, Guillaume. s. d.
- « CLEVER, un projet biosourcé AgroParisTech, doté JCJC par l’ANR. Interview de la coordinatrice, Delphine Huc-Mathis – AgroParisTech ». http://www2.agroparistech.fr/+CLEVER-un-projet-biosource-AgroParisTech-dote-JCJC-par-l-ANR-Interview-de-la+.html.
- Tsai, Jenn-Shou, Tzong-Fuu Chiou, Jan-Jeng Huang, et Bonnie Sun Pan. 2000. « Emulsifying Properties of Ethanol-Precipitated Mucilage from Cellulase-Hydrolyzed Green Algae (Monostroma Nitidum) ». Journal of Food Biochemistry 24 (2): 161‑71. https://doi.org/10.1111/j.1745-4514.2000.tb00692.x.
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