Comme tout professionnel, il vous est probablement arrivé comme à moi de rencontrer des gens vous parlant de « crème nourrissante ». C’est une appellation assez courante, pour ne pas dire triviale. Mais à chaque fois qu’on vous demande de décrire ce que c’est, peut-être êtes-vous comme moi un peu embarrassé : mais au fait qu’est ce que c’est ? Avec quoi ? La peau mangerait-elle ? Qu’est-ce qu’un aliment pour la peau ?
Et pourtant nombreux sont les produits reprenant cette allégation. Le thème de 2019 du concours d’innovation U’Cos, qui avait été décidé par un groupe d’experts de la cosmétique, donc des connaisseurs s’intitulait : la Cosmétofood. La COVID a empêché de dénouer le mystère car le colloque a été supprimé, dommage. Le débat reprendra peut-être plus tard. Mais permettez-moi de vous dévoiler l’introduction que j’avais préparée à cette occasion.U’COS 2020
Vieux rêve que cette idée d’agir sur la beauté́ ou sur l’apparence et l’attirance à la fois du dedans et du dehors. Ceci concerne l’humanité́ depuis longtemps. Est-ce nouveau ? On le voudrait, mais en réalité́, c’est très ancien. Depuis très longtemps, l’humanité s’est attelée à l’idée de manger des choses pour changer son apparence ou modifier son attirance :
- Les chinois mangeaient de l’encens parfumé pour en récupérer une odeur.
- Nostradamus consacra un ouvrage à des recettes de cosmétiques et de confitures.
- Hildegarde de Bingen, abbesse vivant au XIIè siècle, première phytothérapeute « moderne », s’y était mise aussi.
- La reine Élisabeth de Hongrie aurait, dit-on, tout au long de sa vie bu un alcoolat de romarin, baptisé l’Eau de la Reine de Hongrie. La légende raconte que cette eau merveilleuse l’aida à conserver sa beauté au point que le Prince de Pologne à peine adulte, l’aurait demandé en mariage alors qu’elle avait 72 ans !!!
Parmi ces nombreux exemples, la dame Louise Bourgeois (1563-1636), sage-femme du Roi, dans son ouvrage « Recueil des secrets » fournissait des éléments de formulation qui ressemblaient beaucoup à ceux qui pourraient constituer une crème nourrissante. Ainsi, elle proposait une formule à base de lard, de beurre frais et de différents éléments comme la sauge, l’hysope, du sureau et un peu de fiente de poule, le tout savamment chauffé, réduit puis filtré et conservé.
Parés d’appréciations diverses, ces travaux traverseront les temps jusqu’à la fin du XIXème où ceux qui s’intéressent à ces questions, parfumeurs et quelquefois pharmaciens et médecins, prétendent souvent que les crèmes « nourrissent l’épiderme » voire même que « l’épiderme digère ». Apparaissent alors au début du XXème siècle « des crèmes de jour pour protéger le visage et des crèmes de nuit pour nourrir la peau et lui faire digérer les corps gras ». Arthur Burrows, un dermatologue anglais, a donné une définition « éclairée » des crèmes nourrissantes. Il s’agit pour lui de produits de beauté, comme les cosmétiques qui les ont précédés depuis des siècles, utilisés pour embellir le consommateur qui leur fait confiance – Nous voilà bien avancés -. Il dit que les « skin foods ou crèmes nourrissantes ou crèmes tissulaires ou crèmes lubrifiantes existent sous une centaine d’appellations différentes : elles ont pour but de « nourrir » la peau et « de faire se sentir belle » … Ces crèmes nourrissantes selon lui contiennent de la lanoline, de la lécithine, de l’huile d’olive ou de l’huile de foie de poisson. A titre d’exemple, on retiendra parmi les différentes spécialités proposées, une d’entre elles qui contient du « Biocel », un ingrédient dont « la perte dans la peau conduirait à l’apparition des rides » nous dit le Petit Provencal du 5/8/1930. Cet ingrédient est présenté comme un extrait embryonnaire avec du «sérum hémopoïétique » ! Dosé savamment dans la crème Tokalon, il permet de retrouver une qualité de peau inespérée. Selon la « réclame » de l’époque, « C’est le seul aliment dermique réel qu’on n’ait jamais trouvé. Il pénètre profondément dans vos cellules cutanées et nourrit votre peau à l’endroit même où les rides commencent à se former ».
A la lumière des connaissances actuelles, ces arguments paraissent bien évidemment fallacieux, mais compte-tenu du peu de connaissances de l’époque, ces choses restaient permises.
Toutes ces croyances remontent, en fait, à de vieux postulats qui voulaient que pour certains observateurs, ce serait le résultat d’une diminution de la graisse sous-cutanée qui faisait tomber la peau. Ceci conduira à croire que le but d’un aliment pour la peau était donc de prévenir les rides qui « gâchent la douceur et la beauté d’un teint toujours aussi beau ». Un thème complémentaire était que d’utiliser un aliment pour la peau améliorait la « tonicité » de la peau. Dans cette idée, on suggérait que les rides étaient dues en partie, à une « faiblesse du système nerveux ». Nourrir directement les nerfs de la peau avec un aliment pour la peau les revitaliserait, tonifierait la peau et réduirait l’apparence des rides. Cette notion promettait que les aliments auraient un effet tonique sur la peau sans être astringents. Les premiers livres de beauté́ suggéraient que la graisse ou les huiles végétales appliquées sur la peau pénétraient facilement dans les tissus, pouvant y remplacer la graisse perdue. Ainsi « nourrie » la peau serait moins ridée et donc paraîtrait plus jeune. Les huiles de graines de raisin sec, d’avocat, de tortue et de morue étaient toutes considérées comme des aliments pour la peau et la lanoline (graisse de laine de mouton) comme particulièrement efficace en raison de sa supposée similitude avec le sébum cutané. A l’opposé, les huiles dérivées des produits pétroliers (Harry, 1940, p. 53) n’étaient pas regardées comme ayant ces propriétés.
Cette idée séduisante est donc à la base d’un groupe de cosmétiques appelés « aliments pour la peau », également décrits comme « constructeurs de tissus », « toniques tissulaires », « crèmes tissulaires » que l’on finira par réduire à la définition plus simple de « crèmes nourrissantes ».
Ces produits étaient omniprésents au début du XXe siècle. Contrairement aux crèmes vanishing froides, il n’y avait pas de formulation standard car ces produits étaient basés sur la fonction « d’alimenter » et, souvent, à base d’ingrédients supposés « nourrir ». Le pouvoir du terme était tel qu’il s’appliquait également aux produits de beauté autres que les crèmes pour le visage, comme les savons et les poudres pour le visage. De plus, à mesure que l’idée de « nourrir la peau » se développait au XXe siècle, d’autres ingrédients tels que les extraits de plantes et les vitamines seront également décrits comme « nourrissants ». Certaines marques augmentaient la confusion à cette situation en indiquant que les huiles musculaires étaient également des huiles nourrissantes. Les crèmes nourrissantes étaient donc des formules concentrées en corps gras, dites crème « lourdes ». Certaines marques américaines suggéraient même qu’elles pourraient être utilisées comme fond de teint mélangées avec de la poudre. Mais elles étaient généralement appliquées la nuit, utilisées à la maison. Cela leur donnerait le temps de « pénétrer » et de « nourrir » la peau. Doit-on y voir la naissance du concept de crème de nuit ? Probablement mais pas certain, concept qui sera revisité bien plus tard lorsque l’on montrera que la peau ayant des rythmes circadiens, il était logique de faire certaines choses à certains moments de la journée plutôt qu’à d’autres.
Néanmoins, des problèmes de réglementation se feront jour autour de ces préparations. Des incidents comme par exemple celui qui opposera la marque Globe Pharmacie à l’administration américaine conduiront à la publication en 1938 d’une règlementation aux USA, le Cosmetic Act. En 1939 des dispositions seront publiées contre les cosmétiques qui donnaient l’impression d’avoir des effets de type « médicamenteux ». Parmi les termes publicitaires que l’agence considérait comme faux ou trompeurs, il y avait « crème rajeunissante », « crème nourrissante », « revitalisant pour la peau », « nourriture pour la peau », « tonique pour la peau » et « crème pour les tissus ». Si ces affirmations sont vraies, le produit revendiquant ces propriétés est alors susceptible d’être considéré comme un médicament. Des noms tels que « Skin Food », « Tonic Food », « Tissue Tonic » ou d’autres noms d’importance similaire, qui impliquent que la peau sera nourrie par l’utilisation de ceux-ci, ne doivent plus être utilisés. Après la déclaration de la FDA, l’utilisation de l’expression « aliments pour la peau » a donc disparu de la publicité cosmétique américaine. Cependant, il est resté en usage dans d’autres pays. C’est ainsi qu’en France, René Cerbelaud décrira en 1933 dans son « Formulaire de la Parfumerie » la formule de la crème à la lanovaseline américaine qu’il appellera « Skin Food américain ». Toutefois, il énumère de longues séries de crème qu’il n’organise pas sous cette classification. Le terme était apparu de façon significative dans la presse française à partir des années 1900, comme l’atteste cette analyse. Le pic sera atteint dans les années 30, puis régressera bien naturellement pendant la seconde guerre mondiale, pour ne jamais vraiment revenir. D’autres revendications apparaitront alors, quelquefois même pour décrire les mêmes produits.
Alors que cette classe de produit continuera d’exister dans de nombreux pays, tant en Europe qu’en Asie, les fabricants américains ont simplement rebadgé les crèmes alimentaires pour la peau en tant que crèmes « lubrifiantes », « émollientes » ou « de nuit » après 1938 et la lanoline est restée l’ingrédient favori. Une autre tactique a consisté à incorporer des ingrédients « spécifiques » dans leurs produits, comme des hormones, des vitamines, de la gelée royale et à les étiqueter comme tels, avec la promesse que ceux-ci amélioreraient l’apparence et la sensation de la peau et réduiraient les signes de vieillissement. La plupart de ces additifs ont progressivement laissé place à des substances agissant sur l’hydratation de la peau, un processus qui a finalement conduit à l’adoption généralisée des hydratants dans les années 1960 avec la mise en évidence dans cette décennie de substances spécifiquement hydratantes, comme les NMF (Natural Moisturizing factors) ou le PCA (Pyrrolidone Carboxylic acid). Cette segmentation se poursuivra globalement jusque dans les années 70, puis 80 ou l’on verra apparaitre le concept de produit « antiâge ». Mais l’idée d’une crème, d’une lotion ou d’un sérum capable de nourrir la peau n’est jamais vraiment morte. De nombreux produits cosmétiques sont toujours présentés comme ayant la capacité de remplacer quelque chose qui a diminué dans la peau avec l’âge. Il suffit de regarder le nombre de produits de soins qui suggèrent qu’ils remplacent le collagène, l’élastine, l’acide hyaluronique, les céramides ou d’autres composants de la peau que l’âge épuise, pour s’en convaincre. Certains actifs ont longtemps flirté avec ce positionnement. Ce sont par exemple ce que l’on appelle les « super-aliments » : houblon, soja, riz, goji, algues comme la spiruline, qui compte-tenu de leur utilisation dans une alimentation raisonnée, évoque, par extension, cette idée de nutrition. On retrouve également des ingrédients dont la réputation est de nourrir comme la gelée royale, voir le miel. Un développement spécifique comme, par exemple, celui des Cosmétolégumes™ est également sur ce registre. Cette approche fait par ailleurs l’objet d’une contribution spécifique.
Voilà donc pour le mystère des « crèmes nourrissantes » qui, à défaut d’être éclaircit, se trouve documenté de façon historique et logique. A l’examen, on s’aperçoit que c’est bien plus qu’un positionnement ponctuel. Avec les crèmes dites cold cream, crèmes vanishing ou crèmes stéarate, crèmes musculaires, ces produits constituent chacun à leur façon des étapes significatives sur le chemin de la modernité. Les marques, souvent hésitantes devant une connaissance qui n’était pas encore stabilisée, faisaient preuve de créativité pour proposer des solutions qui leur paraissaient satisfaisantes. Qu’en est-il aujourd’hui ? La situation reste confuse. Un expert cosmétologue me répondait récemment alors que je lui posait la question : « c’est vrai que le claim « nourrissant » est encore bien vivace ….même si cela ne veut rien dire …il est très apprécié́ des femmes ….qui souvent demande « vous auriez une crème nourrissante ? » ce à quoi souvent , on ne les dissuade pas , en proposant l’ une des référence de la gamme ….business oblige …!!!! » Cette confusion est bien réelle. En interrogeant une base de données avec le terme « nourrissante » on identifie à date pas moins de 840 références commerciales sur le marché français. Bien peu reprennent le terme « crème nourrissante » dans leur nom, mais cela existe plus souvent qu’on ne le croit dans la présentation du produit.
Ceci atteste que concept est toujours bien présent, même si sa signification a changé. Il est par ailleurs entretenu par le regain d’intérêt qui est apportée à des produits revendiquant des effets bénéfiques sur la peau par ingestion. On appelle ça la Cosmétofood, ou encore la Nutricosmétique. Certes, les effets de ces produits évoluent vers plus d’objectivité, les revendications n’ayant été longtemps qu’anecdotiques. La substance vedette de ces gammes est le collagène à ingérer. Mais même si des évidences expérimentales de plus en plus sérieuses sont souvent proposées, le concept reste formellement à valider scientifiquement. Les nombreuses tentatives d’installation du concept se sont soldées par des échecs.
Ne sourions pas, même si certains concepts peuvent paraître anecdotiques, sur certains aspects nous en sommes toujours là ! Qui aurait cru qu’un jour il faudrait rajouter des bactéries a des produits dans lesquels nous avons lutté pendant plus d’un quart de siècle pour qu’ils soient stériles !
Merci pour votre lecture.
Pour en savoir plus :
A consulter aussi : Cosmetics and skin
Bonjour Jean-Claude,
Merci pour cet article précis et argumenté sur les « crèmes nourrissantes » qui nous rappelle, comme vous le dites, que ces concepts ne sont pas nouveaux! Nous, consommateurs, avons donc besoin pour ces produits.
Connaitre le passé et le présent sont utiles pour savoir où aller demain…
Vous continuez donc à nous aider.
Merci et à bientôt en présentiel comme on dit en ce moment.