La naissance du concept de peau sensible dans les années 90.
La notion de peau sensible a été de tous temps une question délicate pour l’industrie cosmétique. Longtemps confondue avec l’irritation cutanée ou encore la peau allergique, qui se traduisent par des rougeurs, des desquamations, des vésicules en réponse à des stimuli assez précis, la peau sensible a durablement été vécue comme une plainte cosmétique récurrente sans que les symptômes en soient très bien décrits donc compris. L’une des questions qui animait la communauté était de savoir s’il s’agit de peaux cosmétiquement dépendantes, ou au contraire de pathologies cutanées à un stade précoce qui échapperaient à l’usage cosmétique. Les années 90 vont marquer une évolution certaine dans la compréhension de ce phénomène et conduire à des produits spécifiquement orientés vers cette typologie. Ceci va se faire grâce à la contribution de travaux nouveaux dans 2 domaines différents et nouveaux à cette époque : l’innervation cutanée et la recherche clinique autour de la peau saine.
Petit retour en arrière.
La recherche clinique en cosmétique commence au début des années 90 grâce en particuliers à l’émergence de la bio métrologie cutanée, qui couplée à l’observation des signes fonctionnels cutanés va permettre de décrire la peau saine et les différents signes et manifestations cutanées. Cette recherche va faire avancer la définition de la normalité de la peau comme le faisait remarquer le Professeur Louis Dubertet (1).
De nombreuses études d’incidence indiquaient que la prévalence de ce type de peau était assez forte. Dans le cas de la peau sensible, l’approche va se faire à partir de manifestations cliniques de différents ordres, comme des rougeurs ou érythèmes plus ou moins marqués, mais souvent sensorielles comme des démangeaisons, sensations d’inconfort, picotements ou changement de sensation associées aux conditions extérieurs : chaud, froid. Une étude Sofres (2) menée au début des années 90 indiquait que 70% des femmes interrogées déclaraient avoir la peau sensible, 47 % la peau irritable, 43 % la peau réactive, 50 % des femmes répondent avoir déjà eu au moins une de ces manifestations : rougeur picotement, échauffement, démangeaisons. 69 % des femmes déclarent que leur peau a mal réagi au moins à deux de ces facteurs : froid, eau calcaire, manque de crème, fatigue et stress. Ces facteurs suggèrent que la peau sensible dépend de la qualité de la barrière cutanée, du système de défense contre le stress oxydatif, du système nerveux cutané mais aussi du sébum. Les experts estiment que cette incidence est la même aux Etats-Unis. Dans une étude menée auprès de 3000 femmes par L’Oréal recherche (3) en association avec le Docteur Wilkinson, le concept de peau sensible a été confirmé, montrant que cette typologie existe bel et bien et que ce n’est pas le fruit d’un concept issus de l’industrie. Les auteurs concluent qu’il ne s’agit pas pour autant de peaux pathogènes, mais plutôt une sorte de « dermatose invisible », donc relevant du cosmétique et non pas du thérapeutique. Les manifestations sont d’ordre neurosensoriel, et ces peaux constituent un groupe hétérogène avec de nombreux degrés de réactivité. De son côté, le CERIES (4,5), va conduire 2 études, la première sur 319 femmes de 20 à 50 ans, puis une autre sur 255 femmes de 20 à 70 ans. Les résultats recouperont les observations des autres études.
À l’issue de ces travaux, une typologie des peaux sensibles sera proposée.
• Le type 1 est caractérisé par des rougeurs associées à l’alcool, à alimentation, au stress et à l’émotion ou aux changements brusques de température.
• Le type 2 se caractérise par des rougeurs et des tiraillements et une desquamation associée aux conditions expérimentales, froid, vent ou à l’air conditionné.
• Le type 3 présente des tiraillements et des picotements à la suite de l’application de certains produits ou au contact du savon et de l’eau.
• Le type 4 concerne les femmes présentant une éruption associée au cycle menstruel.
Sachant que certains facteurs constitutionnels (6) vont favoriser l’expression de ses sensations :
• Le type de peau, mais sans relation très significative sauf pour les peaux sèches,
• L’âge, les enfants sont plus sensibles,
• Le sexe, des femmes étant plus concernées,
• La couleur de la peau, les phototypes clairs sont souvent concernés
• Des facteurs hormonaux comme les variations cycliques des femmes.
Ces travaux ont permis la construction d’un questionnaire investiguant la prévalence des différents types de peau sensible. 10.000 femmes des principales régions du monde ont renseigné ce questionnaire et 50% d’entre elles ont répondu présenter la peau sensible. Les études récentes montrent une augmentation de la fréquence des peaux sensibles, pouvant être expliquées par la rapidité et la multiplicité des channgements de conditions environnementales auxquelles les femmes sont exposées (air conditionné, transports rapides entre des zones climatiques opposées, dérèglement climatique, pollution, …)
Le Stinging test (7) : l’utilisation de ce test va permettre des progrès significatifs dans la compréhension de ce phénomène. Ce test a été développé en 1977 par Frosch et Klingman. Il consiste à appliquer pendant 10mn une solution d’acide lactique à 10% sur une face des ailes du nez, l’autre face recevant une solution saline. Les sensations sont recueillies sur une échelle de 0 à 3. Ce test deviendra un outil important dans l’approche de la peau sensible. Il va permettre de faire avancer les choses, tout d’abord en évaluant plus spécifiquement les gens concernés, mais également en permettant la constitution de panels spécifiques de sujets présentant ces manifestions pour étudier plus spécifiquement les choses. Il permettra ainsi de tester des approches, soit sur des ingrédients ou actifs purs, soit sur des produits finis. Plusieurs variantes de ce test ont été décrites, la plus courante étant celle utilisant comme agent déclencheur capsaïcine en lieu et place de l’acide lactique.
Ce sont ensuite les travaux sur l’innervation cutanée qui vont à faire avancer la compréhension. Longtemps ignoré, ne serait-ce que parce que son existence n’était pas démontrée, le SNiC va devenir un sujet d’intérêt majeur. Le SNiC est le Système neuro épidermique cutané. Sa mise en évidence et sa caractérisation dans les années 90 vont permettre de mieux comprendre les interactions entre les différents compartiments et les effecteurs intrinsèques et extrinsèques au niveau cutané. Il a permis en particulier de mettre en évidence le rôle du pool de neuromédiateurs au niveau cutané, et de certains plus particulièrement.
Petit à petit, ceci va conduire à caractériser la peau sensible comme une peau neurogène avec des seuils de réponse à l’environnement abaissés dans laquelle la prise en charge passe par la régulation des neuromédiateurs et de l’inflammation.
Les stratégies de prise en charge :
A partir de ces avancées, l’industrie va proposer des produits ciblant cette catégorie de peau. Certaines marques vont choisir l’option de produits formulés de façon spécifique pour éviter toute irritation ou toute agression à partir d’ingrédients se caractérisant par leur faible potentiel irritant ou allergisant, couplé à des principes hydratants ou reconstituants de l’effet barrière de la peau. D’autres vont apporter une réponse plus symptomatologie avec des spécialités destinées à corriger les troubles et les désordres constatés comme l’inflammation, la vasodilatation discrète et où les sensations de picotements et d’échauffement.
Parmi les substances fonctionnelles utilisées par les différentes marques, on peut citer : Les extraits d’avoine, la réglisse, le bisabolol issu de la Camomille, le corail tendre, les OPC de tilleul, des Eaux Thermales apaisantes, de l’alginate, des extraits de marron d’inde, ou encore de ginkgo biloba, de l’huile perfluorée, de l’allantoïne, de l’Aloe vera etc (voir document Solabia).
Du côté des fabricants d’ingrédients, plusieurs d’entre-eux vont proposer des spécialités formulées spécifiquement autour de ce thème.
Chez Sederma, les réponses seront originales et innovantes. Deux spécialités étaient proposées : La Sensicalmine et la Dermocalmine. Sensicalmine est une solution hyrdoglycolique d’un peptide spécifique, le N-Acetyl-tyrosyl-arginyl-hexadecylester. Sa mise au point faisait suite à des travaux ayant démontré que cette classe de substance présente un effet calmant au niveau cutané par production locale de Metenkephalin. Ce neurotransmetteur interfère avec la transmission de la douleur par les nerfs pour réduire la sensation de douleur. Des travaux complémentaires ayant montré que les kératinocytes sont susceptibles de sécréter ce neuromédiateur, le stimuler devient une stratégie pertinente. Des tests assez originaux avaient permis de démontrer un effet par nociception, c’est-à-dire de diminution de l’effet de la douleur.
La Dermocalmine quant à elle renferme un extrait de sangsues faiblement titré en Hirudine, dont les propriétés anti‐inflammatoires et veinotropes permettent un traitement curatif de la congestion et de l’érythème. L’effet de cette substance a été spécifiquement démontré sur la perméabilité capillaire, un des symptômes de ces peaux.
Les Laboratoire Sérobiologiques, aujourd’hui BASF, proposaient plusieurs spécialités dont l’Anasansyl. Composé par une association de mannitol, Ammonium Glycyrrhizate, Caféine, Zinc gluconate et extrait de marron d’indes, cette spécialité propose un effet calmant et adoucissant sur les peaux adressées et fragilisées par une action démontrée sur les médiateurs de l’inflammation (LDH, PGE2, IL-alpha).
De son côté, la société Solabia (Peau Sensible Solabia) avait développé une approche multiple faisant appel à plusieurs de leurs spécialités pour adresser cette question.
En ce qui concerne les marques, l’une des propositions qui avait été émise en son temps avait été d’établir une nouvelle classification ou une typologie des peaux sensibles (8). À défaut de cela, ce qui fut comme toujours le cas, les marques ont mis au point chacune de leur coté de nombreuses spécialités pour répondre à ce positionnement. Voici quelques exemples de produits proposés autour de ce thème.
Odélys de Guerlain
Cette gamme de produit est proposé par Guerlain en 1993 pour répondre aux besoins des peux sensibles et fragilisées. Cette gamme est une proposition complète avec un démaquillant, une lotion, un masque et 3 produits de soin : Soin Idéal n°1, une crème légère pour peaux normales à mixtes, Soin Idéal n°2 pour peaux déshydratées et Soin Idéal n°3, crème très riche de type émulsion eau dans huile. Ces produits sont proposés avec un complexe actif original, Le Phytobium. Composé d’éléments végétaux, minéraux, marins et biologiques, il créé un environnement favorable grâce à des extraits de réglisse et de ginkgo biloba, des anti-radicalaires, Vitamine E, Palmitate de vitamine A et linoléate de tocophérol, de l’acide hyaluronique bio, et un écran minéral. Cette gamme propose également un sérum préparateur à utiliser sous les produits courants. Formulé pour neutraliser la réactivité des peaux sensibles, il contient le Phytocomplexe à base d’extrait d’Oubaku, extrait de l’écorce d’un arbuste japonais, associé à un extrait de feuille de pécher et de tilleul, un extrait d’algue riche en oligoéléments, de vitamine E, d’acide hyaluronique, de linoléate de tocophérol. L’ensemble de ces produits contient également une huile perfluorée dont le pouvoir filmogène trouve ici une application intéressante. Ces huiles seront oubliées pendant presque 20 ans pour être de nouveau utilisés dans les produits « oxygénant ». Elles sont en effet la propriété de dissoudre l’oxygène. Une de leur utilisation a été le sang artificiel.
Ultérieurement d’autres produits seront ajoutés à cette gamme : Soin Idéal contour des yeux, masque Gel apaisant, Masque Crème hydratant et une éponge de massage spécifiquement développée pour proposer une micro exfoliation pour peau sensible (9).
Biosensitive de Biotherm
Lait démaquillant une brune thermale qu’elle manque une crème nettoyante qui se rince à l’eau, et un soin quotidien régulateur forment une gamme complète proposé par Biotherm. Le planton thermal est présent dans tous ses produits, le principe actif de la gamme étant également issu de cet extrait du plancton. Sans alcool, sans parfum et bénéficiant du full labelling qui commence à apparaitre sur les produits (10).
Sensium de Vichy
Face aux peaux sensibles qui sont fragiles généralement fines souvent sèches sujettes à des sensations de tiraillements, la marque a développé une gamme de 5 produits pour réponde à cette problématique. L’alginate est au centre de la démarche. Polymères d’origine végétale, cicatrisant et clamant, hydratant et antiradicalaire avec comme de l’EDTA calcique pour renforcer l’activité antiradicalaire, du karité de l’alpha-bisabolol.
Hydrazen de Lancôme
Cette gamme lancée initialement en 1996 avec un seul produit, une crème, sera rapidement complété (1999) par d’autres produits : un fluide hydratant, un contour des yeux et une version nuit(Hydrazen). Conçu à partir d’un complexe breveté dénommé Acticalm. Réalisé initialement à partir d’un actif du commerce, le N-acetyl-Arg-Tyr-Hexadecylester qui a des propriétés calmantes, réduisant la réactivité de la peau, par l’intermédiaire de la stimulation du POMC et le relargage de beta-endorphine et enképhaline et d’une substance antagoniste de la substance P. La substance P est un neuromédiateur impliqué dans certaines manifestations cutanées. Associé à des extraits naturels de rose et de pivoine, ce complexe présente un effet global contre l’irritation de la peau en lien avec les agressions internes et externes. Un effet de renforcement de la fonction barrière est également proposé.
Il a existé bien d’autres propositions autour de ce thème, mais petit à petit cette revendication est devenue une revendication transversale partant du principe que « qui peut le plus, peu le moins ». Donc, tous les produits sont devenus peu ou prou compatibles « peau sensible », les marques les plus sérieuses introduisant dans les batteries de test de qualification préalables à la mise sur le marché, des tests type « stinging » quelquefois complété de test « in use » sur panel spécifique. D’autres, plus opportunistes, se contentant de suivre en revendiquant « comme tout le monde ». Mais déontologiquement il y aurait à redire !
Voilà pour cette saga qui a duré une bonne dizaine d’année et occupé bien du monde. Les centres d’intérêt ont évolué au grès des modes, mais il serait bon de ne pas oublier que cette « plainte » cosmétique reste d’une grande actualité.
Réalisé par Jean Claude LE JOLIFF
Avec le concours de : Frédérique Morizot, Laurence Bacilieri, Gérard Bernard, Florent Pastore, Jean Luc Ferry et quelques autres que je remercie chaleureusement.
Si certains possèdent des éléments complémentaires et/ou souhaitent compléter ce travail, ils sont les bienvenus. Ils peuvent me contacter dans ce sens.
Bibliographie :
1. La Cosmétologie aide à comprendre les peaux malades – Cosmétologie n°8 – Octobre 95 – 20
2. Etude Sofrès Vichy sur 604 femmes âgées de 18 à 65 ans – Cosmétologie n°3 – Février 95 – page 20
3. Cosmétologie n°17 – Janvier/Mars 98 – page 12
4. Centre de Recherche Epidermique et sensorielle, dédié à l’étude de la peau saine pour le compte de Chanel
5. Cosmétologie n°20 – Décembre 1998 – 47
6. Peau sensible, Peau réactive : irritation subjective ou dermatose invisible ? Nicole AUFFRET – Cosmétologie n°3 – Février 1995 – 38/41
7. Le stinging Test- JP Marty & C.Montastier – Cosmétologie n°3 – Février 1995 – 44/45
8. La sensibilité cutanée : un concept flou, une réalité complexe. Lise Jourdan – Cosmétologie n°3 – Février 1995 – 20
9. Cosmétologie 9-n°19 – Janvier Mars 1996
10. Cosmétologie 9- n°19 – Janvier Mars 1996
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